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Escale #1 - 100% L'EXPO 2024

  • Photo du rédacteur: Armand Camphuis
    Armand Camphuis
  • 16 mai 2024
  • 6 min de lecture

Hébergée jusqu’au 28 avril à la Grande Halle de La Villette, 100% L’EXPO offre un aperçu de la jeune création contemporaine à travers les travaux de cinquante-trois artistes diplômés il y a cinq ans ou moins de six écoles d’art françaises.

Inès Geoffroy, commissaire de l’exposition, la pense à la fois comme un instantané de la scène ultracontemporaine et un tremplin institutionnel à même d’accompagner ces artistes dans les premières années, souvent déterminantes, de leurs carrières.


Oscar Nahan - Bouillons de culture, 2023 et Tremos - Miedo, 2022.


Plus radicale encore que les précédentes, l’édition 2024 s’éloigne des accrochages traditionnels et propose un parcours libre parmi la cinquantaine d’installations disséminées sous la Grande Halle. Dans un marché qui se resserre autour des media les plus commerciaux – peinture, gravure, dessin, ou sculpture – l’opportunité donnée à ces jeunes créatrices et créateurs de s’exprimer dans leur format de prédilection est heureuse.


Limitée par la durée de son exposition, l’installation porte fondamentalement la trace de l’éphémère. Si elle permet une liberté plastique presque infinie, les interrogations qu’elle produit prennent corps dans l’impermanence. La diversité des expériences sensorielles engagées – vue, ouïe, toucher, odorat – se ramasse dans le temps limité de l’œuvre et plonge le spectateur dans une sorte d’hyperprésent, à la fois infiniment dense et infiniment fragile. Par nature, l’installation nous interroge sur notre rapport au temps.


Pour quelques artistes, elle devient outil de mémoire. Les travaux de Carla Gueye, Tremos ou Lisa Derocle Ho-Léong s’inscrivent ainsi dans une exploration des mémoires collectives post-coloniales, mémoires confisquées ou abîmées que l’installation permet de célébrer, voire de revivifier.

Pour d’autres, comme Oscar Nahan ou Valentin Vert, elle offre un regard sur l’avenir : le premier invente une flore hybride née de nos déchets industriels, tandis que le second imagine les remords futurs du capitalisme technique.


A la croisée des chemins, prises entre passé et futur, trois artistes nous posent une question encore plus sensible : que faisons-nous de notre présent ?



L’installation de Louise-Margot Décombas, diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2019, s’ouvre sur un lieu commun : sous un parasol en colle teintée, couleur caramel, sont disposées une table et quatre chaises de jardin en résine. Dans l’œuvre Écran total, les formes sont voluptueuses, ce sont des replis de chair, des fesses, des cuisses. Le mobilier – ou plutôt, ce mobilier – prend une dimension organique.

Les souvenirs de soirées interminables passées autour d’une table de jardin finissent par contaminer les objets, les transformant en reliquaires vivants. Par l’attention qu’elle porte à la matière, Louise-Margot Décombas donne à la mémoire une capacité d’incarnation. Ce parasol et ce mobilier de jardin intègrent le poids des moments qu’ils ont abrités et qui finissent par leur donner corps. Doués de mémoire, ils deviennent des êtres à part entière. L’artiste nous invite à regarder les lieux que nous habitons comme des espaces vivants, actualisations présentes d’instants vécus.


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Louise-Margot Décombas - Écran total, 2021. Crédits : Louise-Margot Décombas.


De fait, si les lieux qu’elle crée sont accueillants, ils ne sont pas dénués d’une certaine nostalgie. Will you be my room ?, sculpture créée à quatre mains avec Lucas Tortolano, se présente comme un cube boursouflé en résine colorée, dans lequel brille une veilleuse, entre un carrelage bleu et des rideaux de soie.

Louise-Margot Décombas recrée un lieu symbolique, la chambre d’enfant, à partir d’éléments disparates reliés par un imaginaire commun : celui de l’intimité. Elle invente cette petite pièce colorée et paisible, dans laquelle on aimerait se blottir et oublier le monde, comme avant. Mais si nous y entrions, serait-ce pour jouer, ou pour pleurer ? Ce refuge imaginaire, impénétrable, crée un temps de l’intime, temps parallèle où le passé s’invite dans le présent pour y semer joie ou peine.


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Louise-Margot Décombas et Lucas Tortolano, Will you be my room?, 2023

Crédits : Louise-Margot Décombas


Habiter le présent, pour Louise-Margot Décombas, c’est rendre aux lieux que nous fréquentons toute leur richesse, en les replaçant à leur juste place : à la croisée de la mémoire, de l’instantané et du possible. La dernière œuvre de son installation, Un peu usé pour le cœur, est une boule à facettes fondue, tournant lentement au bout d’une chaine et décorée de pendentifs en demi-cœur.

Ces bijoux, dont on donne une moitié à une personne aimée pour en conserver l’autre, Décombas les a récupérés sur des sites de vente en ligne, comme autant d’aveux d’échec. La boule à facettes, objet festif par excellence, porte ainsi le poids de toutes ces relations achevées, mais tourne encore. A partir d’objets prosaïques, glanés ici et là et rassemblés par réseaux symboliques, l’artiste crée des lieux paradoxaux, nostalgiques et festifs, profonds.


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Louise-Margot Décombas, Un peu usé pour le coeur, 2022. Crédits : Louise-Margot Décombas.



Louise Belin, quant à elle, propose l’une des seules installations exclusivement picturales de l’exposition. Sur deux murs blancs, un nuage d’huiles sur toile et sur tissu plâtré essaime en deux séries : Les Augures et Histoire de la Terre. Dans la première, l’artiste reproduit des résultats de recherches Google Image présentant des articles d’information insolites, complotistes, ou vaguement inquiétants. On y retrouve, par exemple, l’image d’un cerf pris au piège d’un filet, comme étouffé par cette toile d’araignée artificielle, et celle de deux policiers japonais mesurant une sphère mystérieuse échouée sur une plage.


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Louise Belin - Séries Histoires de la Terre et Augures, 2023. Crédits : Louise Belin.


Le travail de Louise Belin, diplômée des Beaux-Arts de Marseille en 2022, est intimement lié à la question du temps. D’une part, les recherches qu’elle entreprend pour trouver les sujets de ses œuvres sont quasiment archéologiques : il s’agit de fouiller les archives d’Internet, de suggestion en suggestion, à la recherche des vestiges d’une civilisation. À ce détail près que cette civilisation n’est pas encore passée, c’est la nôtre, et que ces vestiges offrent un regard original sur nos préoccupations présentes.

Paranormal, OVNI, phénomènes climatiques ou spatiaux, Belin dresse une chronique de nos inquiétudes comme vues depuis le futur. D’autre part, la matière même des œuvres porte la marque du temps. Le plâtre qui enduit les toiles les transforme en pierre, comme si elles étaient déjà fossilisées. Ce lent travail géologique se heurte brutalement à un présent hyperconnecté, ultrarapide, et attire notre attention sur les ruines que notre société produit.


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Louise Belin - Séries Histoires de la Terre et Augures, 2023. Crédits : Louise Belin.


Par cette installation, Louise Belin nous invite à prendre un pas de recul, à sortir de la frénésie du présent pour contempler les traces que nous allons laisser sur Terre. La question écologique est évidemment centrale dans ces séries qui interrogent également notre rapport à l’information instantanée et l’intensification de nos modèles économiques à court terme. En faisant se rencontrer deux échelles de temps radicalement différentes, l’artiste nous confronte à la vanité de nos préoccupations actuelles au regard du présent géologique.


 

La troisième installation est celle de Solveig Burkhard. Intitulée Kids Waiting for Something, elle se compose d’une vaste pièce décorée de graffitis, de dessins d’enfants, de jouets et d’affiches de prévention, recomposition d’une salle d’attente de clinique pédopsychiatrique. L’artiste, diplômée des Beaux-Arts de Paris en 2021, incite son audience à déambuler librement dans la pièce, à la décorer et à utiliser les différents objets et jouets qu’elle contient.


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Solveig Burkhard - Kids Waiting for Something, 2024. Crédits : Solveig Burkhard.


Manifestement vétuste, la salle d’attente se présente comme un espace postapocalyptique. L’artiste l’a décorée de photographies prises à Fukushima ou à Tchernobyl. Il s’agit de repenser, en premier lieu, les aspirations d’une société dont l’effondrement s’annonce de plus en plus clairement. Sur les murs, recouverts par le public au fil de l’exposition comme par des slogans politiques ou des appels à l’aide, on peut lire : « Mon enfance est précieuse », ou « Effacez moi ». Quand je suis entré, un groupe d’enfants courait en riant dans cette antichambre désolée : peu importe son délabrement, une salle de jeu reste une salle de jeu.


Ode au chaos joyeux et à l’insouciance, l’installation de Solveig Burkhard promeut le retour à l’enfance comme seule alternative véritablement raisonnable aux excès de notre civilisation. Elle nous alerte également sur le cynisme d’un monde qui oublie son enfance, la maltraite ou la mésestime. Elle nous plonge dans un présent ambivalent, attente de la consultation ou de la catastrophe, auquel seul le jeu peut donner sens et épaisseur. Le présent que l’artiste nous propose, c’est comme des enfants qu’il convient de le vivre en nous immergeant totalement dans sa richesse. Rien de plus sérieux qu’un enfant qui joue.



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Solveig Burkhard - Kids Waiting for Something, 2024. Crédits : Armand Camphuis.



À travers ces trois exemples, il s’agissait d’étudier les possibilités de l’installation artistique dans son rapport au temps. Par son caractère synesthétique, l’installation permet une immersion presque complète dans un présent qui lui est propre, ouvrant à l’artiste des horizons de recherche infinis. Se saisissant de ce pouvoir, Louise-Margot Décombas, Louise Belin et Solveig Burkhard nous partagent leur regard sur le présent, entre drames individuels et sociétaux, mémoire des objets et chaos jubilatoire de l’enfance. Elles nous invitent surtout à prendre un pas de recul pour remettre en question les désirs que nous portons en tant que société.


100% L’EXPO accueillait cette année une sélection foisonnante et diverse, dont j’aimerais souligner la radicalité. Cette jeune génération d’artistes remotive le caractère politique de l’art, trop souvent réduit à ses prétentions esthétiques et qu’il convient d’ériger de nouveau en discours valable. Espérons, pour l’instant, que les institutions auront le bon sens de les soutenir et de les accompagner dans leurs recherches à venir.

 
 
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