Nouvelles esthétiques du silence et du bruit
- Armand Camphuis
- 20 oct. 2024
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 oct. 2024
Notre expérience contemporaine de la peinture est, il faut le reconnaître, très silencieuse. De galeries en musées, nous défilons en procession sous les « chhhhhut » réguliers de vigiles immobiles. Nous nous tenons, bien sages, les mains dans le dos, devant des merveilles dont on ne peut même plus imaginer qu’elles nous fassent émettre le moindre sanglot. Un silence que l’on disait « de cathédrale » s’est invité au musée. Mais pourquoi faut-il se taire devant un tableau ?
Une des pistes d’explication de ce phénomène culturel est l’association ancienne, dans l’histoire de l’art occidental, de la peinture et du langage. En effet, les milieux artistiques de la Renaissance pensent pouvoir construire un système de pensée exhaustif autour de l’idée de correspondance des arts. Le principe est alors d’établir des liens entre la peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie, le théâtre et la musique, afin de mettre en lumière leur complémentarité et de les intégrer, chacun à son niveau, à un dispositif complexe de production esthétique. Chaque forme d’art, passée au crible de la raison, est censée fournir des enseignements utiles aux autres pratiques.Â
Une impressionnante production logico-critique se met donc en place autour de l’oeuvre, notamment picturale, qui est sans cesse analysée, décrite, décryptée, critiquée, louée — bref, encerclée de langage. Peu à peu, les préceptes techniques, philosophiques, esthétiques, voire moraux qui l’entourent sont d’une telle complexité que la peinture en devient une activité presque essentiellement intellectuelle, une cosa mentale. Or, la parole — parlée ou écrite, est le mode de communication préférentiel du savoir intellectuel. On en finit par concevoir la peinture comme une pensée en puissance qu’il suffit seulement de traduire en mots. Alors, il faudrait se taire et l’écouter.
Mais la peinture elle-même, parle-t-elle vraiment ? Et même, y a-t-il du bruit en peinture ? Si oui, certains tableaux sont-ils plus bruyants que d’autres ? J’aimerais ici développer quelques pistes de réflexion autour des enjeux du silence et du bruit en peinture, puis observer leur actualité à travers trois exemples contemporains : Louis Barbe, Cécile Lempert et Flora Temnouche.
La peinture figurative, d’abord, est historiquement encerclée de langage. Elle est le résultat de siècles d’écrits et de discours sur l’art, mais également la mise en image de la pensée d’un artiste. À ce titre, elle est souvent accompagnée d’explications d’ordre critique, historique, ou d’anecdotes qui la rendent intelligible. L’expérience de la peinture n’est pas uniquement picturale, elle est également verbale. La peinture est support d’idées, d’opinions et de désirs que les institutions convertissent en textes pour les communiquer au public.
Mais si l’on peut qualifier certaines peintures de « silencieuses » ou de « bruyantes », ce n’est pas seulement en raison d’un discours logique qu’elles produiraient et que nous recevrions comme une parole dite. Plus régulièrement, nous effectuons sur certains éléments de la toile une conversion synesthésique. Il y a des choses que nous savons être bruyantes : rumeur de la foule, fracas des machines, vibration des rails, cri d’une bouche grande ouverte… et auxquelles nous associons inconsciemment, quand nous les voyons représentées sur une toile, leurs caractéristiques sonores.Â

Louis Barbe - Le promeneur (2024).
Par exemple, la petite huile sur toile Le promeneur, de Louis Barbe, représente un homme promenant son chien au-dessus d’une route encombrée. On imagine sans peine le bruit des moteurs, la chorale des klaxons, et tous ces éléments nous poussent à considérer ce tableau comme « bruyant ». Une illusion s’opère dans le cadre de la figuration, par laquelle nous associons à la représentation statique d’une chose l’ensemble des expériences sensorielles que nous en avons. C’est donc à la fois parce qu’il génère une parole et parce qu’il représente le bruit des choses que le tableau sort du silence.
Il est intéressant de noter que cette illusion du bruit est aussi valable dans la peinture non-figurative. Un tableau mouvementé, parcouru de larges coups de pinceau ou couvert d’un foisonnement de formes vibrantes, produit généralement une impression de bruit, tandis que de grands aplats statiques renvoient plutôt au vocabulaire du silence.Â
On peut alors élargir l’expérience du bruit en peinture au-delà de la figuration d’éléments considérés comme bruyants, puisqu’elle découle également de la densité et du mouvement de la peinture elle-même. Et si le bruit tient au mouvement et à la densité des sujets et de la matière, le silence vient de leur absence, c’est-à -dire à la représentation de l’immobile et du vide. On pense aux natures mortes de Chardin et de Morandi, où cessent le bruit et la parole.
En peinture, silence et bruit sont donc déterminés par des éléments divers, tenant autant à ce qui est représenté qu’à la manière dont on le représente. Ce qui ne semble pas avoir changé, c’est l’assujettissement de la peinture à la parole, qui la justifie, l’explique et la valide. La peinture contemporaine est peut-être la recherche d’un interstice entre silence, parole et bruit, d’un espace de présence pure. Pour cela, il s’agit de subvertir les codes de représentation traditionnels du silence et du bruit, ce que font Louis Barbe, Cécile Lempert et Flora Temnouche.

Louis Barbe - Elle dort de l'autre côté du mur (2024)
La foule miniature d’Elle dort de l’autre côté du mur, peinte par Louis Barbe en 2024, se masse dans le bas de la toile sans parvenir à éveiller la dormeuse, protégée par une muraille d’oreillers et par le peintre, qui la défend avec fougue, un doigt sur les lèvres, un pistolet rose à la main. La peinture est mouvementée, posée par touches très contrastées et les couleurs sont intenses, à l’image du fluide vert qui contamine le bas de la toile. Mais ces éclats de matière, de même que les personnages, s’agitent en vain, surplombés par le paisible visage endormi.Â

Louis Barbe - Cellules A/B (2024)
Chez Louis, le mouvement ne produit pas toujours de son. Le peintre mobilise les codes picturaux du bruit, notamment dans sa matière, extrêmement agitée, et dans la densité de personnages représentés sur ses toiles, mais c’est pour mieux les subvertir en leur imposant le silence. Le diptyque Cellules A/B, emprunte un cadrage très cinématographique qui nous place, d’une certaine manière, derrière la porte des cellules, comme si elles étaient transparentes. Ces toiles devraient être bruyantes, on devrait entendre les prisonniers discuter, crier, rire ou se disputer, mais aucun bruit ne filtre. Nous sommes simultanément face au bruit et au silence. Ce diptyque, poursuite de la recherche du peintre autour du sujet de la prison panoptique, semble illustrer la manière dont le milieu carcéral participe, à sa mesure, d’un dispositif social, économique et politique plus large de bâillonnement des luttes. Si Louis nous confronte à ces grandes farandoles, c’est pour rendre visible l’étrangeté de leur silence.

Cécile Lempert - Leibl Studies III (2024)
Le silence tient également à la représentation incomplète du sujet, à l’usage du fragment et à l’allusivité du contexte. Le travail de Cécile Lempert, peintre allemande contemporaine établie à Cologne, illustre à merveille cette esthétique du fragment. Chaque oeuvre prend sa source dans une photographie tirée d’archives personnelles, familiales ou historiques. Ce choix induit d’emblée un mouvement double : celui du temps, déjà , qui altère images et souvenirs, celui du sujet, ensuite, dont le moindre mouvement devant l’objectif se traduit par un flou. Leibl Studies III, peinte cette année, montre bien par l’incertitude du contour cette palpitation interne de la toile. La frontière se brouille entre le fond et le chemisier, à droite, et les contours de la main elle-même tremblent légèrement.Â
Il y a donc un mouvement, sur cette toile. Mais ce mouvement est fossilisé, réduit à l’état de trace. L’usage de la peinture à la détrempe fige l’image dans une immobilité presque minérale, comme une fresque antique à moitié effacée. En laissant certains éléments inachevés, entre le pas-encore-là et le déjà -parti, Cécile Lempert renforce ce processus de fossilisation. Les cadrages très arbitraires, opérés lors du montage de la toile sur le châssis, réduisent souvent la figure à un fragment. Ils complètent cet isolement de la chose hors de son environnement. Restent des figures silencieuses, de passage, bientôt disparues.

Flora Temnouche - A new living room (2024)
Chez Flora Temnouche, le temps est suspendu, tenu dans un silence bouillonnant, riche de révélations. Sa toile A new living room, peinte à Berlin cet été, est un regard, lancé au hasard dans une pièce qu’elle découvre, et comme arrêté net par une étrange évidence. L’espace est vide de personnages et solidement structuré par des lignes de forces entrecroisées, celles de la console, du lustre et du plafond répondant à celles du plancher, du mur et de la fenêtre. Voici un endroit, sans doute, où rien ne se passe, qu’aucun bruit ne pénètre.Â
Flora joue avec les codes picturaux du silence, en intégrant ses scènes dans des espaces très structurés, suspendus, relativement neutres en apparence. Rien de plus silencieux, en apparence, que ces intérieurs déserts. Mais ils fonctionnent en réalité comme autant d’écrins ouverts pour accueillir le fracas miniature de petits miracles. Le simple fait qu’une flaque de lumière, dans A new living room, inonde le plancher et que des petits livres éparpillés en coupent les lames est un évènement. Un bouquet tout jaune explose joyeusement sur un mur qui danse. Tout cela sans un bruit. « Que les choses sont belles ! », semble nous crier Flora, très doucement.Â
Conclusion
La peinture, pendant longtemps, n’a exprimé que des discours qui lui étaient extérieurs. Elle n’a ensuite plus voulu exprimer qu’elle même, c’est-à -dire sa réalité purement matérielle de « surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». L’abstraction fut une tentative de couper la peinture du langage pour en conserver le principe spirituel, indicible, par l’évacuation de l’objet et de toutes les interprétations qu’il était susceptible de concentrer. Il faut pourtant reconnaître qu’elle menait à une production logique d’autant plus importante, de la part des peintres et des critiques, qu’elle ne contenait aucun élément visuel référentiel.
Louis Barbe, Cécile Lempert et Flora Temnouche s’inscrivent dans la recherche contemporaine d’une peinture figurative libérée de la parole et rendue à son autonomie. Mélanger le silence et le bruit, élargir la brèche qui les sépare, c’est faire de la peinture une présence, lui rendre son statut de discours à part entière. Au même titre que la parole politique ou que le discours scientifique, la peinture est l’une des formes que doit prendre l’informulé pour apparaître. Une forme qui se passe de mots. Elle est, face aux errements du langage, une vérité muette qui nous réduit au silence.Â